Les forêts médusées
Du bout des doigts, changer l'infini, la couleur du bleu du ciel, le vert sans pareil d'un sapin, le rose vigoureux et tendre d'une pivoine, le noir fébrile et libre du soir. Divaguer dans ce nuage barbouillé, étanche et vibrant d'intensité. Pivoter sur soi-même et redistribuer les couleurs, les mélanger, les diluer. Modifier le tout, modifier le temps, modifier le vide. Peindre ce qui ne peut l'être parce que tout à une couleur. Même le rien, le tout. Ne rien gommer, laisser le tout s’imprégner du rien. Rester neutre, laisser les couleurs s'étourdir ensemble, se trouver, s'assembler. Tout paraît si vaste, différent, détourné. Pourtant, le tout et le rien sont les mêmes. Ils n'ont pas évoluer, n'ont pas bougé. Seules leurs couleurs, leurs intensités ont divergé. Seuls, le tout et le rien ne s'accompagnent de rien d'autres que d'eux. Ils sont le composé de chacun. Ils sont uniques, différents, indivisibles.
Dans la nuit, le vent souffle dans les arbres qui se balancent. C'est étrange et effrayant. Je me souviens d'une nuit pareille où j'étais en pleine forêt, seule à chercher désespérément mon petit frère qui s'était perdu. Il n'était pas sur mon chemin. C'est mon père qui l'a retrouvé errant sur la route. Dans la forêt, il n'y avait que des ombres, des arbres flottant dans l'air frais et des cris perçant de quelques volatiles. Je pensais que des choses me suivaient mais je ne discernait rien. Je criais, je pleurais. J'avais beaucoup de mal à avancer ; mes chaussures étaient pleines de boue. C'est une nuit qui m'a marquée. Dans la nuit, on semble perdu. Rien ne luit, sans lumière aucune pour avancer.
Plus loin, il y a une rue avec une petite maison. Des mosaïques parsèment le contour de la porte d'entrée. On y trouve de vieux meubles, un carrelage ancien, un jardin. Le vent souffle dans le grand cerisier où les fruits luisent au soleil. Il y a là des salades, sans doute des herbes aromatiques et des tomates. Je me souviens aussi du fond du jardin. Des groseilles aux fruits si savoureux que grand-mère nous préparait à chacun de nos retours. Nous habitions trop loin pour voir pousser ce petit jardin et revoir mes grands-parents, mais dès que je le pouvais, je restais le plus longtemps possible dehors. Il y avait aussi des cassis, des framboises ainsi qu'un petit débarras à quatre marches où de nombreux petits pots en terre cuite trouvaient refuges. J'aimais y jouer étant enfant, inventer des histoires, un peu comme aujourd'hui. J'aime à penser au jardin de ma grand-mère, tel qu'il serait aujourd'hui, tel qu'elle l'aurait voulu. Des fleurs partout, de toutes les couleurs, des roses au parfum si délicat... J'aimerais pouvoir lui en offrir ce soir. La mémoire de mes grands-parents est intarissable, la lumière ne les fuira jamais parce que se sont eux, la lumière.
Il faudrait s'endormir pour ne pas y penser. Il faudrait perdre toutes ses images quelque part au fond de l'océan des rêves, imaginer un nouveau monde pour elles. Mais l'élan est immense, les mots sont une montagne. Il y a trop peu d’invraisemblances, des mots qui se retiennent, me reviennent. Bout à bout, ils forment un écho. Un écho à mon ego, une image de déchets empoisonnés. Les dérives déroutantes de mes journées. Je crains de devoir les abandonner ici où là, au prochain tournant. Je crains ne pouvoir connaître la suite...parce que je ne veux pas la connaître.
Au dessous des montagnes bleues, des jardins rêvés, des mots abandonnés. De partout les pensées surviennent. Rien ne les arrête. Des ombres les survolent. Celles de quelques dormeurs rêvant en symbiose. Un océan de couleurs s'étant alors au dessus des montagnes bleues, foisonnantes, errantes à tout égard. Dans une musicalité profonde, les astres se mêlent à ce kaléidoscope. La nuit semble vivre au firmament, plus douce encore que la vie en elle-même. Cette fresque semble attiser des êtres de tout monde. Mais tout cela ne dure que trop peu de temps. Les astres disparaissent brutalement, tandis que les couleurs diluviennes s'effacent dans le bleu de l'infini. L'espace n'est que trop infini quand les rêves jaillissent dans la nuit.