Sixième Lune

Sixième Lune

Elle ramassa six petites billes noires. Aussi grosses que des œufs et transparentes, elles étaient miroitantes. Elle voyait son reflet dedans. Soudain, levant les yeux aux ciel, elle découvrit d'autres billes noires, volantes, qui semblaient s'effondrer au sol, les unes après les autres.

- Ce sont les yeux du ciel, ils nous regardent de là-haut. Dit une voix derrière un buisson. Il faut les manipuler avec précaution.

- Mais qu'est-ce que c'est au juste, demanda t-elle ?

- Ce que vous voyez dedans, ce n'est pas votre reflet. Ce sont les autres qui vous regardent. Ce sont leurs yeux.

- Qui sont «  les autres » ?

- C'est eux qui ont fait tout çà, le ciel, l'océan par dessus les dunes, les arbres gigantesques, vous, vous et tous les autres ici.

- Mais, il n'y a que nous …

 

D'autres silhouettes sortirent de dessous les troncs d'arbres, silencieux, derrière les grandes pierres de Lune.

Tous différents mais pourtant chacun avait une petite bille noire dans le creux de la main. Elles brillaient toutes ensemble laissant échapper un halo bien mystérieux au sol.

Des frissons lui parcourait le corps. Qui étaient ces gens, que faisaient ils ici, dans l'enclave de son rêve inachevé, inattendu. Elle l'avait commencé la veille, après plusieurs expériences infructueuses, elle avait choisi de dépasser le jour de l'heure d'arrivée et d'y aller seule, parce qu'il le fallait, parce qu'on lui avait expliqué que c'était comme cela que çà devait être. Il n'y avait qu'une voie. Puis une voix, puis une autre au-delà des illusions, des tourments de l'imaginaire, la densité extrême de ce rêve qui l'avait tourmenté des nuits et des jours durant. Il fallait qu'elle en vienne à bout. Elle le devait à Sygma. Il lui avait dit qu'il apparaîtrait après la sixième lune derrière les falaises, ce rêve étrange et titubant, désarmant les extrêmes, sans limite. Elle avait longtemps imaginé le bout du monde à travers le versant des lunes, personne ne lui avait raconté comment le temps se dépassait au-delà de la nuit et comment en revenir. Cela lui était égal. Elle voulait y parvenir, au-delà des océans, des mers et des comètes. C'est comme cela que Sygma avait disparu.

 

La première lune s'était achevé sans qu'une seule onde ne survienne. Il lui fallait attendre la seconde, puis la troisième...jusqu'à cette sixième lune qui dépassa enfin le bout des falaises, ondulante comme un cristal sous l'épaisse nuit d'écumes, glapit sous le manteau d’ébène qui recouvrait les dunes. Personne à l'horizon, pas même un oiseau de la nuit, blottis dans les arbres devenus feu. La veille, une nouvelle lune avait soufflé le rivage, anéantissant la baie et les îlots voisins, les arbres avaient pris feu, si soudainement que personne n'avait pu contenir ce néant. Tout, infiniment tout avait disparu. Avalé par les vents et les marées, disloquant les images d'avant, il fallut tout repenser, tout imaginer à nouveau. Le ciel, le sable, les ombres des oiseaux manquants, le silence. La connaissance et la conscience. Derrière la dune infranchissable, l'unique lieu de vie, il se disait que les yeux de LàHö s'étaient éveillés et avaient regardé la Terre, immuable et pourtant souillée des déchets des hommes devenus poussière. Cela lui faisait grand peine. Après leur disparition, leur vie d'avant était toujours présente, ineffable, douloureuse et répugnante. Il n'y avait eu aucun bouton imaginé pour tout faire disparaître à temps si bien que tout était resté là, sur le sable béant, sur les dunes et dans le sang de ceux qui restaient. Leurs cheveux étaient recouverts de cette poussière. Et dans les plumes des oiseaux de la nuit, on pouvait parfois apercevoir des écorces d'ombre d'avant, des déchets volants, jamais envolés. LàHö était donc en colère que les autres n'aient rien fait pour contenir la défaite des hommes et l'immense bêtise humaine. Ils n'étaient plus humains, de toute façon, à quoi bon. LàHö avait décidé de se venger avant chaque sixième lune, histoire que le monde s'en souvienne. Les arbres alors étaient écorchés vifs quand ils n'étaient pas brûlés, soumis au lois d'un seul, de la tempête souveraine.

 

Les arbres pourtant revenaient, reprenaient vie là ou ils l'avaient abandonné. Leurs racines s'effaçaient dans les nuages du sol, recouvraient une partie des poussières des autres. Ils faisaient place nette. Leur écorce, lourde des prémices des siècles passés, souffrait mais ne mourrait jamais. La vie était ainsi faite pour certain, l'éternel recommencement. Était-ce cela que Sygma avait recherché ? Il avait défendu bec et ongle la barrière de coquillages du point sud mais elle avait fini par s'effondrer elle aussi. Invisible aux yeux de certains, elle avait été abandonné. Pourtant, dans les années 2050, certains rebelles avaient commencé à la repeupler, la diversifier et elle avait repris vie. Puis plus rien. Le sang avait été versé, des âmes ont disparu, d'étranges fumées ont dérivées puis les fonds marins sont devenus pâles. Il n'y avait plus âme qui vive la non plus. L'étrange idée de faire jaillir à nouveau la vie avait pris forme dans un coin du point sud, le même que dans la tête de Sygma. Il avait longtemps cherché dans les livres préservés, les boîtes noires des années 2000, dans l'étrange dédale de fils enfouis sous les océans … il avait cherché jusqu'à trouver d'où venait la vie, d'un étrange abîme préservé au large de SaintJod ou il avait recueillis le dernier spécimen protozoaire. La vie était revenue grâce à une minuscule cellule enfouie sous les siècles et les siècles de poussières d'étoiles. Sygma avait réussi son pari ; c'était beau, c'était vivant, un retour à la vie, comme avant.

Poussés par de nombreuses insurrections, par les éclats de vents nourris d'éclairs et de fumées noires, nombre d'âme ont décidé de partir, d'aller à la rencontre d'autres terres, illusoires. Ils ont marché, contre vents et marées, poussés par l'irrémédiable envie d'être et de renaître en un ailleurs imaginaire. Les hommes pâles, déchus de leurs rêves, se sont perdus, ils n'entendaient plus les autres les appeler, ils n'ont pas écoutés, ils sont devenus poussière. Ils ont dérivé petit à petit et, si l'on regarde bien sur le sable, au plus près des coquillages, on peut trouver des petits bouts d'âmes côte à côte, des fragments éparpillés par les longues mers, si froides, sans fin.

Qui pour présager le temps derrière les dunes ? Le secret, l'autre rivage. Qui pour demeurer à la dérive, d'un continent à l'autre, ressusciter des rêves de bien d'autres … personne n'en ai revenu, personne n'a jamais marché sur l'eau sans s'y laisser engloutir et se répandre parmi les algues d'or.

 

La nuit lentement, elle s'y glissait avec d'infimes précautions. Elle découvrait autour d'elle les phalanges des arbres disparus, un abyme, les craquelures du monde qu'elle venait de laisser. Tout cela était derrière elle, les fleurs de la grand-mère, les paroles du vieux Gribou et les regards tendres de ses amis. Elle imagina comment cela devait être, là tout derrière les portes des lumières, à la lisière de la baie des nuages, entre le point de non retour et les tourments des âmes perdues. Peut-être y avait-il un retour possible tout de même. Elle suivait un dédale long et interminable, une blessure dans le ciel, un torrent de larmes d'étoiles. Elle étouffait sous les parois rocheuses et frêles, le sable, la mouvance des éléments s'insinuait dans tout son être, son sang. Lui qui s'agitait, bulles et billes rouges traversant des déserts. Une armée rouge l'envahissait ; elle s'y résignait. Il fallait être autre, devenir l'après et faire disparaître le reste.

Puis le ciel, poudre de lune, comme funambule derrière les nuages. Elle y découvrit un monde nouveau, peut être bien un for intérieur qu'elle ne connaissait pas, en substance, un épilogue à la vie. L'océan était partout, des monticules d'algues d'or, de frêles silhouettes la surplombait. Des billes noires, partout, des micro billes noires flottant sur les vagues, ondulantes, chatoyantes sous un soleil lapidaire. Plus elle marchait sur le sable doré, plus ses pas s'enfonçaient, de loin en loin, le sable se mouver partout ailleurs, les pierres d'autrefois apparaissaient. Courbées et polies par les affres du vent, elles racontaient l'histoire des temps jadis, les arbres disparus, les coquillages d'avant et les animaux oubliés. Oubliés, non, décimés. Ces pierres racontaient comment les autres ont abrégés la Nature, s'efforçant de créer un monde superficiel, ou les boites noires remplacèrent les bêtes sauvages. Tout était raconté sur les pierres d'un temple qui apparaissait maintenant sous ses yeux. Un temple aux hommes disparus, emmenés loin d'ici par des comètes, des idéaux volants. La vie est ailleurs, ici pourtant, bien qu’enterrée, elle semble refaire surface. Comme une graine que l'on plante, conservé dans la glace, dans l'espace temps.

Alors peut être qu'en partant, ils auraient oublié d'emporter avec eux les souvenirs du passé, oubliant les graines, enfouies là, sous ce sable d'or. Sous ce monticule de pierres qui bougent, de particules de billes noires.

 

Creuser, creuser, creuser.

L'arbre sous nos pieds.

Creuser, creuser, creuser.

Ressusciter l'avenir.

 

Sous l'arc triomphant brodé de pluie de souvenirs, la pierre se souvient, silencieuse dans ce temps qui n'est pas, parsemé de poussières des hommes. A la pénombre d'une demi lune, elle observe le vacarme du monde oublié ou les arbres étaient debout et où la mousse enveloppait les frêles étendues verdoyantes. Ce monde a existé. La grand-mère lui en avait parlé. De là les fleurs fanées, celles qu'elle a fait sécher, accrochées au mur tendre depuis des années. Elles avaient ce parfum muet de la poussière. Les pierres parlent, elles disent les déserts arides, les oiseaux de feu, les villages éblouis de soleil, parsemés de couleurs et de parfums chauds. Au-delà des pierres, des hommes marchaient tout droit, vers des montagnes de glace, des miroirs d'autres miroirs, des encablures secondaires et des façades armées.

Tous bruits étouffés, un immense frisson la parcourra.

S'enraciner dans la terre et creuser sa propre artère. Sauver les mots à même le sol, sur les pierres affables, les déserts de pluie, sauver ce qu'il reste à trouver, la petite flamme en nous, la survie. Mais creuser, se serait retourner le passé, celui qui n'a plus de nom et que tous ont quitté pour l'ailleurs. Il faut imaginer la boue d'or parsemer les dunes d'une autre terre fertile. Trouver un arbre puis deux, une graine, une larme de sirène … Tout est rêve dans ce rêve, tout est substantiel et sans pareil. Un monde que nul autre ne pourrait déraciner, une terre de soleil ou les âmes vivent sans ombrage, sans particules d'ailleurs.

 

L'océan s'était retiré, laissant chavirer d’innombrables petites billes de toutes couleurs. Elles dormaient là, au soleil de minuit, sauvées des abîmes par la houle d'argent, poisson de lune.

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