Les forêts médusées
Trois jours avant notre déménagement, j'ai écrit ceci dans un carnet noir, deux fleurs séchées.
"C'était tout à l'heure. Je sautais à pieds joints dans mes hautes bottes, sur la pelouse fraîchement tondue du jardin. Je voulais en garder un souvenir, le même qu'il y a des années ou la végétation n'envahissait que très peu ce beau paysage, végétal. Mon monde végétal. Celui où je me suis vu grandir, explorer les horizons lointains ou non, dégringolant la pente enneigée avec mon petit-frère dans sa brouette. La maison familiale, celle où l'on se retrouve ou pas, où l'on se perd à explorer le blockhaus comme suspendu par le lierre, les grands arbres et les fougères, les ronces et orties qui prolifèrent. Combien de fois n'ai-je pas pensé m'en séparer, couper le lien avec la civilisation végétale? Et combien de fois y suis-je revenue, inlassablement, hâtivement, en souhaitant m'y perdre à jamais, y construire ici un havre de paix. Peut-être d'une douleur soudaine j'en oublierai la clarté du soleil posé paisiblement sur la verdure, le parfum embaumant du matin, les fleurs roses qui tapissent le sol, la terre, le bitume bientôt. Il me faudra sans doute des années pour me souvenir de ces moments passés, oublier la maison, jusqu'à la verdure qui la recouvrira dans mes songes. Je rêverai alors du banc blanc, face aux framboisiers dont les fruits sont encore si petits, à l'ombre des ombrelles verdoyantes des lierres qui courent, courent toujours. Et les pigeons faire leur ronde habituelle, agrandissant leurs cercles de jour en jour de leurs ailes blanchies par le soleil de l'après-midi. Les oiseaux de paix, intérieurs du rêve qui n'a pas d'âge, qui ne court qu'après le lieu. Et je verrai sans doute ces stalactites pointant leurs gouttelettes sur le béton armé d'un blockhaus abandonné. Elles forment des cornes de licornes, elles se créent et se recréent à l'infini, dès que je leur tourne le dos. J'en oublierai presque les éclats de la guerre dans la pierre, indestructible.
Hier, je rêvassais sur l'herbe. Quelques gouttes de rosée sublimaient la verdure, formant de petites loupes sur chaque brin d'herbe. On pouvait y deviner la longueur de leur tige, la profusion d'alvéoles, leur âge. Indéfinissable. Peut-être infini si l'on part de leurs racines. Les centaines de milliers de racines cachées dans la pénombre de cette argile. Et tout là-bas en bas, la maison de briques rouges s'efface derrière les plus grands feuillages. "